La philosophe Florence Burgat consacre son dernier ouvrage au psychisme des animaux, et en particulier à leur inconscient. Construit à partir de la pensée de Freud, son propos permet d’appuyer encore un peu plus l’affirmation d’une vie animale « à la première personne ». Cet énoncé est fondamental pour enfin mettre en pièces l’idée, erronée, que nos 30 millions d’amis ne seraient mus que par leurs seuls instincts, coupés de toute vie psychique, et donc de toute émotion vécue en propre. Analyse.
CQFD ! Cela commence à faire longtemps, désormais, que se succèdent les découvertes éthologiques qui, inlassablement, attestent des intelligences comme des sensibilités animales. Les espèces dont il est démontré qu’elles sont capables de raisonnements, d’attachements, d’apprentissages, et même de cultures sont toujours plus nombreuses. Et pourtant, 66 milliards d’animaux terrestres sont abattus chaque année pour la consommation humaine. Et pourtant, les animaux sauvages ont de plus en plus de mal à conserver une place dans un monde qui est autant le leur que le « nôtre ».
Ouvrage après ouvrage, la philosophe Florence Burgat attaque cet apparent paradoxe par un autre biais que celui – habituel – du protocole scientifique. En proposant dans son dernier opus « L’inconscient des animaux » (Seuil, 2023) une démarche intellectuelle appuyée sur la phénoménologie*, elle invite en quelque sorte, et dans la droite ligne de l’ensemble de son œuvre, à interroger notre rapport aux animaux non en fonction de ce qu’ils seraient selon nos catégories de pensée, mais de ce qu’ils montrent d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent.
Autrement dit, à prendre acte du fait qu’ils vivent leur vie « à la première personne », avec des joies, des peines, des peurs, de la colère. Que « les comportements des animaux ont un sens pour eux, car ils sont vécus par eux ; ils attestent une vie intérieure cohérente et centrée : une vie égologique ». Des individus, donc, avec une personnalité… et non des êtres mus par des réflexes biologiquement conditionnés (ou des « automatismes non conscients »). Car même si plus personne (ou presque) ne soutient explicitement une vision cartésienne caricaturale des animaux, il y a bien là une clé d’explication de l’incroyable indifférence opposée à la souffrance animale, tant les conséquences de cette conception irriguent encore les sciences quand il s’agit des animaux.
Ce schéma d'un appareil psychique est valable aussi pour les animaux qui ont avec l'homme une ressemblance psychique.
Sigmund Freud.
L’auteure ajoute ainsi une nouvelle pierre à son édifice philosophique dans « l’inconscient des animaux » où elle systématise, pour la première fois, une pensée qui nous invite non à regarder seulement que les animaux vivent consciemment, mais a pour objet leur psyché. Constatant que Freud ne limitait absolument pas son concept d’appareil psychique à l’homme, mais qu’au contraire il l’étendait explicitement aux « animaux supérieurs », la philosophe a, dans cet ouvrage, creusé ce sillon : « Ce schéma général d’un appareil psychique est valable aussi pour les animaux supérieurs qui ont avec l’homme une ressemblance psychique. Il convient d’admettre l’existence d’un surmoi partout où, comme chez l’homme, l’être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance » (Sigmund Freud, « Abrégé de psychanalyse », 1940).
Convoquant évidemment de nombreux auteurs autres que Freud (philosophes, éthologues, psychiatres, psychanalystes…) Florence Burgat déroule son raisonnement. Récusant l’accusation d’anthropomorphisme trop souvent portée dès que sont attribués aux animaux une vie et des affects subjectifs, la philosophe souligne à plusieurs reprises à quel point nier le psychisme des animaux permet de justifier les pires tortures. Ainsi et par exemple, les expérimentations les plus cruelles peuvent être justifiées au prétexte que les animaux ressentiraient – certes – la douleur, mais pas la souffrance, laquelle impliquerait une conscience de soi qui ferait défaut, ou ne pourrait être attestée objectivement... En somme, ce qui serait, chez les humains « acte de réalité », ne serait chez les animaux qu’« acte apparent ».
Pourtant, les autres animaux « supérieurs » ont des comportements qui ressemblent aux nôtres. Notamment, les humains ont, eux aussi, des réactions impensées et incontrôlées : les pulsions. Ces pulsions, la philosophe rappelle que Freud n’entendait pas les réserver aux seuls humains (et il n’a pas été le seul). Et il en plaçait la cause fondamentale dans l’inconscient. De même, les animaux subissent des traumatismes, puisqu’ils ont des comportements traumatiques (stéréotypies par exemple). Et il n’y a pas de traumatisme sans appareil psychique.
En outre, chez Freud comme chez nombre d’auteurs plus récents, l’inconscient a non seulement une portée universelle, en ce qu’il naît d’expériences archaïques, au-delà de la mémoire et même de l’individu (et n’est donc pas spécifiquement humain), mais il a aussi un caractère déterminant : il conditionne les affects qui sont vécus.
Les comportements des animaux ont un sens pour eux, car ils sont vécus par eux.
Florence Burgat.
Car notre appareil psychique comprend une partie inconsciente, inaccessible directement, comme il comprend une conscience de ce qui est vécu, et une capacité à adapter son comportement à la situation. Dès lors qu’un évènement est vécu, il va susciter un affect (joie, peur, rage, angoisse…) : ni l’évènement, ni l’affect ne sont choisis. L’évènement suscite la réaction, la forme que celle-ci prend est dictée par l’inconscient, la façon dont elle est exprimée peut-être en partie maitrisée : de là naissent les tensions psychiques, tensions entre des réactions incontrôlées (inconscientes) et des stimuli extérieurs qui ne sont pas choisis, dans un contexte forcément contraint.
Ces évènements existent aussi pour d’autres animaux, puisqu’ils se déplacent, et subissent donc les circonstances. Leurs réactions trouvent aussi leurs racines dans un inconscient (deux individus d’une même espèce ne réagissent-ils pas différemment à la même situation ?). Ils sont aussi capables, c’est observable, d’adapter leur réaction au contexte, au moins dans une certaine mesure.
Dès lors, les animaux, en tous cas ceux qui disposent aussi d’un appareil psychique, ressentent également ces émotions. Il importe alors peu de savoir comment ils les vivent, si cela est comparable à la façon dont les humains les éprouvent : ils les vivent, et cela ne peut plus être nié. L’absence de langage devient même, sous la plume de Florence Burgat, un élément qui souligne à quel point les autres animaux sentients doivent souffrir plus que nous : n’ayant aucun langage pour transcender ce qu’ils ressentent.
Ni l'humain, ni les autres animaux ne sont des animaux "plus, ou moins" quelque chose.
Florence Burgat.
Il ne s’agit pas pour autant de nier les différences entre les humains et les autres espèces animales (ni entre telle espèce et telle autre), mais simplement de reconnaître que ni les humains, ni les autres animaux ne sont des « animaux moins, ou plus quelque chose ». Ainsi, le langage articulé dont nous disposons, ne saurait attester d’un psychisme supérieur : ce qui est singulier n’est pas supérieur en soi.
La philosophe boucle alors la boucle. Nul besoin de prouver scientifiquement que les animaux vivent à la première personne et par conséquent ressentent bel et bien au sens fort. Il « suffit » de prendre au sérieux d’une part l’affirmation de Freud, et en tirer toutes les conséquences ; d’autre part nos perceptions sensibles, qui font qu’on reconnaît dans le comportement d’un autre animal les signes de nos ressentis propres.
Par-là, l’empathie spontanée que cela suscite devient légitime, bien plus que n’importe quel protocole scientifique (qui n’en demeure pas moins utile, pour les mêmes raisons qui font que la recherche scientifique est utile, et il sera toujours louable de chercher à mieux comprendre les autres êtres vivants). Par-là, un pont entre « eux » et « nous » redevient possible. Par-là, un chemin s’ouvre pour enfin regarder la réalité en face : l’humanité massacre les autres animaux dans des proportions inégalées.
Sur ces bases, peut-être pourra-t-on abattre le mur conceptuel qui empêche de consacrer aux animaux une vraie personnalité juridique, comme le réclame de longue date la Fondation 30 Millions d’Amis, dans le prolongement de sa réforme du Code civil ayant conduit à la reconnaissance de leur caractère vivant et sensible. Une évolution inéluctable pour qu’ils soient – enfin ! – pleinement sujets de droits.
*Qui pourrait – très grossièrement – se résumer à l’étude philosophique de ce qui est vécu et des faits tels qu’ils se manifestent, par opposition à l’étude des choses « en soi ». Ainsi, un animal qui crie parce qu’on le frappe exprime de la souffrance, et il n’est pas nécessaire de chercher à savoir si cette souffrance est possible pour un animal, si elle existe « en soi », ou à rechercher sa correspondance avec un ressenti humain: elle se manifeste à nous, nous la comprenons comme telle, et donc elle ‘’est’’. A partir de là, elle devient indéniable. Là est l’apport de l’approche phénoménologique appliquée à la condition animale : elle permet de sortir d’un déni quant à la condition animale, celui relatif à la valeur des sensations des autres animaux que l’humain et, partant, de sortir d’une hiérarchisation entre les formes de vie.
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