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Interview

« La condition animale ne s’améliore pas : elle s’aggrave ! »

Florence Burgat, philosophe, interroge dans son dernier ouvrage le traitement des animaux par le droit. ©Wikipedia/adobestock

Florence Burgat, philosophe, directeur de recherches à l’INRA, publie « Les animaux ont-ils des droits ? » (La documentation française, 2022). Dans cet ouvrage elle revient sur le décalage abyssal qui existe entre le sort réel fait aux animaux, l’indiscutable constat de leur sensibilité et l’incohérence de leur protection par le droit. Elle livre à 30millionsdamis.fr un entretien sans détours.

Êtes-vous à l’initiative de cet ouvrage ?

Il s’agit d’une commande : la directrice de la collection m’a contactée pour me demander d’écrire un petit volume dans la collection « doc en poche », série « place au débat, éditée par la documentation française. C’est un peu particulier, car la maison d’édition est gérée par une direction d’administration centrale [la DILA, NDLR] qui relève des services du Premier ministre. Ça a donc été beaucoup relu. Pour autant, toute la trame est de moi, et rien de ce qui concerne la condition animale n’a été jugé comme devant être caché. En revanche, il n’y est pas forcément apprécié que l’auteur développe un point de vue trop personnel. Par exemple, dans le paragraphe sur les différences entre welfarisme et abolitionnisme [deux courants majeurs du militantisme pour les droits des animaux, NDLR] il a fallu que je limite mes points de vue. Cela dit c’est bien sûr moi qui ait conduit les analyses présentes dans l’ouvrage, et choisi les références.

Quelle a été votre démarche ?

Ce qu’il m’a semblé important de montrer dans ce livre, c’est que contrairement à une idée qui circule, la condition animale ne s’améliore pas : elle s’aggrave. Cela me paraissait d’autant plus essentiel qu’il y a dans le débat public une inflation de certains termes, purement rhétoriques, dont l’usage est évidemment destiné à masquer la réalité de la condition animale : « bien-être animal », ou « éthique », termes accolés à toutes les pratiques douloureuses et létales. Sans oublier les slogans publicitaires qui en viennent à donner aux gens l’impression que les animaux seraient presque partie prenante de leur exploitation.

 

L’humanité n’a jamais autant tué d’animaux qu’aujourd’hui.

Pour n’évoquer qu’un exemple, le cochon en carton qui, tout sourire, fait la liste des produits de la charcuterie. Tout cela conduit à penser qu’en tous cas les choses s’améliorent. Or, l’humanité n’a jamais autant tué d’animaux qu’aujourd’hui, et la condition animale en général se dégrade au fil des siècles. Certes, la législation évolue, certes, certaines choses ont disparu. Mais avec le développement des sciences et techniques, le champ de l’exploitation des animaux s’est considérablement accru. J’ai jugé qu’il était important, dans cet ouvrage de commencer par cet état de fait.

Vous démontrez dans cette publication qu’en dépit du nombre d’animaux exploités, qui est vertigineux, et le constat évident de la sensibilité animale, le droit ne parvient pas à les protéger efficacement. Comment expliquez-vous cela ?

Parce que le législateur ne le veut pas. En effet le droit, c’est-à-dire le législateur, maintient en l’état le cadre fondamental de l’exploitation animale. Les animaux demeurent soumis au régime des choses appropriables et destructibles : des biens. Toutes les législations protectrices vont par conséquent s’insérer dans ce cadre-là. Or il rend possible toutes les agressions imaginables, qui vont de la captivité et des mutilations à la mise à mort, alors même qu’elles ne sont pas nécessaires (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas liées à la survie, qui rend l’agression légitime, y compris dans le cadre des droits humains). Le contexte législatif global, c’est que presque toutes les cruautés sont permises, notamment pour de la pure distraction : corridas, cirques, chasse de loisir (c’est-à-dire quasiment toute la chasse actuellement pratiquée), animaux maintenus captifs pour qu’on puisse les voir, comme si c’était là un droit de l’homme qui se payait au prix d’une vie brisée, car un animal captif est un animal brisé … tout cela est pleinement admis par le cadre législatif. Il s’ensuit que la protection des animaux par le droit est forcément paradoxale, voire absurde, puisqu’elle doit s’insérer dans un contexte plus large qui va à son encontre.

Donc d’une certaine façon, le droit est absurde et paradoxal en la matière ?  

Le législateur encadre les usages, mais dans un paradigme de permissivité radicale puisqu’il institue les animaux comme « bons à tuer ». La construction des catégories juridiques répond à une logique absurde, du point de vue de la réalité des choses : un chat domestique est protégé y compris contre son propriétaire, parce que la fonction de cet animal est la « compagnie », qu’un lien d’affection est éventuellement reconnu entre l’homme et son animal ; mais un animal sauvage est, sauf à relever d’une espèce protégée, exclu de toute forme de protection individuelle, parce qu’il est dans une autre catégorie. En bref, c’est la destination d’un animal qui détermine son degré de protection et non ce qu’il est en lui-même ; car, tout le monde en conviendra, un mammifère sauvage est autant sensible qu’un mammifère domestique.

 

Le législateur institue les animaux comme ‘’bons à tuer’’

Autre exemple. Il est possible de poursuivre l’ouvrier d’abattoir qui aura martyrisé une brebis pour la pousser vers le poste d’abattage, car il aurait pu et dû faire autrement, mais non de poursuivre celui qui lui aura tranché la gorge puisque la destination de cet animal est la boucherie. L’acte consistant à lui trancher la gorge est licite, car nécessaire à la finalité de la boucherie qui n’est pas remise en question. En substance, on peut tuer, mais pas torturer ; encore que cela ne soit pas vrai de plusieurs activités, ce qui d’ailleurs n’est encore qu’affaire de catégories : dans le cadre d’un protocole expérimental, si par exemple on doit étudier la douleur, on peut torturer un animal sans tomber sous le coup de loi. C’est comme si le caractère sensible et vivant n’avait aucune espèce d’effet.

Dans votre conclusion, vous semblez attribuer une part de responsabilité à la « normativité propre du droit » quant au sort des animaux : que voulez-vous dire par là ?

Je veux dire par là que ce que le droit rend licite revêt, qu’on le veuille ou non, une sorte de légitimité morale à nos yeux : « puisque telle chose est licite, c’est qu’elle n’est pas mauvaise en soi. » C’est ainsi que la normativité juridique nous empêche d’exercer notre jugement, nous empêche de penser par nous-mêmes. La Loi, c’est un peu la « loi du père », celle qui dit à l’enfant ce qu’il doit faire et ne pas faire, sans que celui-ci puisse en comprendre les raisons ou soit en mesure de contester certaines choses. Avant même que nous puissions réfléchir en conscience, nous arrivons dans un monde où tuer et manger, enfermer et mutiler les animaux est une chose normale. Cette licéité a un impact déterminant sur les représentations collectives ; nous ne savons plus ce qui est moralement ou non acceptable. D’ailleurs, universellement les animaux sont de fait traités comme des choses.

D’où une forme d’ambiguïté ?

La normativité du droit a des effets dans le réel : ce que le législateur édicte, s’applique. Alors qu’un philosophe qui élabore une thèse pour dire que les animaux sont des choses, cela participe d’une discussion, d’une controverse, etc. mais n’a pas d’effets directs dans le réel. Ce grand cadre n’étant pas remis en question, cela permet au législateur de dire que les animaux sont vivants et sensibles, tout en leur appliquant par défaut le régime des choses. C’est très perturbant : d’une main le droit qualifie les animaux d’être vivants et sensibles, de l’autre il dit qu’ils seront traités comme des choses tant que des lois ne viendront pas dire le contraire. Le paradoxe inhérent au droit animalier est que le législateur reconnaît aux animaux non seulement l’expérience de la douleur, mais aussi de la souffrance, de la détresse, de l’angoisse, le sentiment du dommage durable — dispositions psychiques qui figurent, par exemple, dans la directive européenne 2010 sur l’expérimentation animale.

 

S’agissant des animaux, ce sont toujours les intérêts des industries qui l’emportent.

Il faudrait que le législateur prenne pleinement acte du fait que les animaux sont sensibles, qu’ils ressentent ce qui leur arrive, qu’ils vivent leur vie à la première personne. Mais différentes forces en présence, des lobbies etc. s’opposent évidemment à une telle prise en compte. S’agissant des animaux, ce sont toujours les intérêts des industries qui l’emportent.

Votre ouvrage propose quelques textes encadrés, dont des textes littéraires. Quelle part la culture, et en particulier la littérature, peut-elle prendre dans la lutte pour les droits des animaux ?

Souvent les grands écrivains nous permettent de comprendre certaines situations, mieux que des descriptions chiffrées. Par exemple, Colette sur la captivité, ou le texte de Genevoix sur les animaux sauvages infirmes, ou Maupassant sur la chasse [cités dans l’ouvrage, NDLR]. La littérature seule ne peut évidemment pas tout, mais un texte peut bouleverser. A la diversité des sensibilités doivent répondre divers moyens d’expression qui, peu à peu, parviendront à changer le regard sur les animaux, et la culture a évidemment toute sa place.